E. Benbassa remet les insignes de chevalier de l’Ordre des Arts et des Lettres à Aron Rodrigue (23 octobre 2013)
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Ce 23 octobre 2013, salle René Coty, au Palais du Luxembourg, Esther Benbassa a remis les insignes de chevalier de l’Ordre des Arts et des Lettres à Aron Rodrigue. La cérémonie, qui a commencé peu après 18h, a réuni une assistance nombreuse et s’est achevée sur une réception chaleureuse.

L’intervention d’Esther Benbassa

Je redoute toujours ces moments un peu officiels, où l’on est cependant tenu de trouver les mots justes, les mots appropriés, et éviter les lieux communs, les formules toutes faites. Ceux qui reçoivent une récompense pareille, en général, la méritent. Cela ne peut que sauter aux yeux. Ça le devrait, en tout cas. Alors que dire de vraiment juste, de vraiment légitime, qui ne décrive pas banalement les mérites du récipiendaire, toujours nombreux, et forcément évidents ?

Aujourd’hui, cependant, les choses sont plus simples. Je me réjouis que mon ami de toujours, Aron Rodrigue, soit ainsi élevé au rang de chevalier de l’Ordre des Arts et des Lettres. Je me réjouis même d’avoir à prononcer ce discours. Parce que, cette fois, je n’aurai pas d’efforts particuliers à faire pour dire simplement ce qui doit être dit.

Nous nous sommes rencontrés à Paris il y a plus de trente ans dans une bibliothèque, celle de l’Alliance israélite universelle. C’était bien avant que des travaux en fassent un lieu aéré, lumineux, confortable. Elle avait alors, cette bibliothèque, l’air un peu triste, un peu sombre, pas très bien entretenu. Nous travaillions là sur les archives de l’auguste société qui, par son œuvre scolaire, avait efficacement contribué à « civiliser » les Juifs des terres d’Islam.

Ç’avait été en tout cas le but de ces Juifs français de la seconde moitié du XIXe siècle qui, s’inspirant de leur propre expérience de l’Emancipation, entendirent occidentaliser leurs frères « barbares » dans l’espoir de les faire accéder un jour au statut de citoyens dont eux-mêmes jouissaient depuis sept ou huit décennies. Belle utopie humaniste, qui prenait place dans le cadre plus large de l’oeuvre « civilisatrice » de la France. En l’espace de quarante ans, nous, Juifs d’Orient, allions nous franciser et aimer furieusement la France, sa langue, sa littérature, ses idées libératrices, son idéal des droits humains. Un amour fou qui s’empara de nos aïeux pour longtemps. Aron et moi, l’un et l’autre Stambouliotes en exil, nous sommes les enfants de cet amour fou.

Dès que je rencontrai ce jeune étudiant de Harvard, moi, l’enseignante du secondaire, qui péniblement entamait sa thèse d’Etat, je fus prise d’admiration. Il était brillant, il savait tout, il pouvait parler des heures de sujets que je connaissais à peine, nous discutions sans trêve. Je l’enviais de savoir tant, j’enviais son aisance, sa capacité d’embrasser tant de sujets, moi qui travaillais sur ma thèse après de longues journées d’enseignement. Il m’a servi d’aiguillon, m’a donné confiance en moi, il a troublé ma vie.

Ainsi a commencé l’histoire de notre amitié, une histoire qui ne s’est jamais interrompue, malgré la distance géographique. Une amitié douce, celle de vieux amis qui ont tout le temps des choses à se dire. De fait, chaque fois que nous nous retrouvons, nous reprenons nos discussions là où nous les avions laissées lors de notre précédente rencontre. Nos bonheurs, nos malheurs, nous les partageons.

Le jeune étudiant a fait une magnifique carrière. Elève du grand Yosef Hayim Yerushalmi, il allait enseigner à l’Université d’Indiana à Bloomington, puis à l’illustre Université Stanford, où il est toujours. Je n’énumèrerai pas toutes les fonctions prestigieuses qu’il a occupées : directeur du Taube Center for Jewish Studies de Stanford, directeur du département d’histoire, directeur du Stanford Humanities Center, etc. Je ne rappellerai pas dans le détail le rôle qu’il a joué dans la renaissance d’une belle revue savante, Jewish Social Studies, ni dans la naissance et l’exemplaire succès d’une aussi belle collection, les « Stanford Studies in Jewish History and Culture », aux Presses de l’Université Stanford. Je ne reviendrai pas non plus sur les prix nombreux et les distinctions variées qui ont émaillé sa carrière.

Quant à ses livres, ils parlent pour lui. Un mot tout de même, sur ses livres. Parce que certains sont devenus des classiques, Aron suivant les pas de son maître pour marquer à son tour l’écriture de l’histoire des Juifs. Parce que la plupart d’entre eux sont aussi parus en français, et parfois même en français avant que de paraître en anglais. Et parce que je tiens pour un honneur d’en avoir coécrit quelques-uns avec lui.

En fait, après avoir quitté notre univers judéo-espagnol d’Orient et ses traditions ancestrales, nous y sommes revenus tous les deux, écrivant leur histoire, tantôt ensemble, tantôt chacun de son côté. Une sorte de psychanalyse, tout aussi interminable que l’autre d’ailleurs, que chacun de nous a faite, tantôt seul, tantôt ensemble. Nous avons voulu que les nôtres ne disparaissent pas tout à fait, eux dont la culture allait être occultée par la francisation et qui allaient périr, pour nombre d’entre eux, dans les camps de la mort. En écrivant nos thèses et nos livres, nous avons voulu les réintroduire dans l’histoire, pour qu’il en subsiste une trace.

Comme si nous avions eu peur, nous aussi, de tout perdre dans cet Occident que nous avions pourtant tant chéri et tant désiré. Une fois en Occident, moi ici, en France, lui là-bas, en Californie, qu’il appelle joliment l’ « Extrême-Occident », nous avons fait le chemin inverse, dans la bonne tradition de ces Juifs des Lumières qui, une fois la culture occidentale acquise, ont voulu, pour que leur langue et leur culture ne disparaissent pas, écrire en yiddish ou en judéo-espagnol, selon leur région d’implantation, pour graver dans le marbre ce qui restait du passé. Ce travail sur l’histoire fut aussi un travail sur nous-mêmes. Et entre nous un lien indéfectible. Et ce qui nous a permis de garder notre identité dans le maelstrom occidental qui aurait pu nous emporter, et emporter, en fait, notre âme.

Même si nos chemins ont divergé, lui aux Etats-Unis, moi en France, nous sommes bien tous les deux, et lui à sa façon non moins que moi, les enfants de cette culture française qui a pétri notre intellect. Et qui a fait de nous des citoyens respectueux, des citoyens complets, mais toujours fiers d’être cosmopolites, dans la lignée des intellectuels juifs du XIXe siècle. Lorsque nous sommes ensemble, dans la même phrase, il nous arrive d’utiliser les mots de deux ou trois langues différentes. Notre langue, la française le plus souvent, est en réalité faite de langues multiples, d’univers multiples.

Aron Rodrigue, par ses travaux universitaires sur l’Alliance israélite universelle, sur l’histoire des Juifs d’Orient, sur l’histoire du judaïsme français, a servi la France comme le bon soldat pacifique qu’il est. Il a su montrer comment la France et sa culture ont été les moteurs de l’occidentalisation dans un passé récent, comment sa langue est devenue la lingua franca de la classe moyenne  et de la bourgeoisie orientales. Si nous sommes en Occident, c’est en grande partie par la grâce de ces écoles de l’Alliance qui ont su diriger les regards de nos aïeux vers cet Eldorado rêvé – l’Occident –, et par la grâce des efforts déployés par nos aïeux pour occidentaliser leurs enfants et leurs petits-enfants. Nous sommes les vrais rejetons extraterritoriaux de la France, des Français par procuration.

Les temps ont changé. Aujourd’hui, ce sont les Etats-Unis qui sont devenus le symbole de l’Occident. L’itinéraire d’Aron, à lui seul, en témoigne à sa façon. Et peut-être nous sommes-nous en fait, l’un et l’autre, les vestiges de l’ancienne grandeur de la France, comme nous sommes les survivants d’une certaine culture judéo-espagnole, la dernière génération, probablement, à parler et à comprendre encore couramment une langue qui a été celle, pendant cinq siècles, des descendants des expulsés d’Espagne en 1492.

Aron Rodrigue a donné tout son sens à cette condition dont il est l’un des plus brillants représentants. Toute sa carrière et toute son oeuvre témoignent d’une fidélité à la France qui est en même temps, et pas du tout de manière paradoxale, fidélité aux siens. Aujourd’hui, cette distinction vient légitiment honorer un grand savant, un homme de culture, un cosmopolite, un enfant de la France, un homme de fidélités (au pluriel),  un homme, aussi, pour qui l’amitié est indéfectible.

Aron Rodrigue, au nom de la ministre de la Culture et de la Communication, nous vous remettons les insignes de chevalier de l’ordre des Arts et des Lettres.

La réponse d’Aron Rodrigue

Chère Esther, chers amis et collègues, chers cousins,

Je suis profondément reconnaissant de l’honneur qui m’est fait aujourd’hui. J’en suis aussi très ému. C’est un grand moment pour moi, un de ceux que je garderai toujours en mémoire.

Je suis historien. Aussi me pardonnerez-vous de développer devant vous quelques considérations non seulement biographiques, mais aussi historiques.

Mon intérêt pour l’histoire date de mes années d’enfance et d’adolescence, à Istanbul, dans un pays qui, s’étant engagé sur la voie d’une modernisation radicale dès l’époque ottomane, avait pris la France comme un modèle à imiter. La France était la référence. Pendant des décennies, c’est la langue française qui avait eu les faveurs des élites modernisatrices.

J’étais en outre membre d’une communauté, la communauté juive, qui était allée le plus loin dans l’adoption du français comme langue de culture. Enfant, j’avais toujours été étonné par les conversations polyglottes qui se tenaient à la maison et à l’extérieur. Pourquoi tant de gens passaient-ils au français  dès que le sujet devenait sérieux ou touchait des questions culturelles ?

Pourquoi un tel concert de protestations s’était-il donc élevé lorsque, rompant avec une tradition de scolarisation francophone qui s’était imposée sur quatre générations, j’avais insisté, à l’âge de 11 ans, pour intégrer une école anglophone, après avoir subi le lot d’examens rigoureux auquel tout élève était alors soumis ? J’avais déjà été exposé au français oral et même à certains éléments de français écrit. Un pacte fut finalement conclu. Je serais autorisé à fréquenter une école anglophone seulement si je m’engageais à être suivi par un précepteur, tout au long de mes études secondaires, qui veillerait à ce que j’acquière une maîtrise convenable du français. Je remercie mon père, disparu hélas trop tôt, et ma mère qui m’ont toujours soutenu et m’ont encouragé  dans mes études.

Des années plus tard, devenu un jeune doctorant d’histoire à Harvard University étudiant l’histoire juive, l’histoire ottomane et l’histoire européenne, je me suis très vite rendu compte qu’il me fallait comprendre la France et l’histoire de la France pour comprendre la logique de cet étrange monde cosmopolite du Levant dont j’avais fait l’expérience au moment même où il disparaissait. Je voulais écrire l’histoire de ce monde, une histoire qui transcendait les frontières géographiques, politiques et culturelles, et ne se conformait au modèle historiographique d’aucun Etat-nation. C’est à travers ce prisme-là que je voulais aborder l’histoire ottomane et l’histoire juive récentes. Je rends hommage ici à mon maître, le professeur Yosef Hayim Yerushalmi, le grand érudit qui m’a formé comme historien et qui m’a montré qu’il faut toujours aborder l’histoire selon des perspectives transversales.

Pendant ma seconde année à Harvard, rendant visite à des parents vivant à Paris, je cherchai un jour, par curiosité, dans l’annuaire du téléphone, l’organisation dont j’avais tant entendu parler dans mon enfance : l’Alliance israélite universelle. Cette organisation avait implanté au XIXe siècle un vaste réseau d’écoles du Maroc, à l’Ouest, jusqu’en Iran, à l’Est. Ma grande-mère paternelle, née Colomba Djivre, avait fréquenté l’un de ces établissements en Turquie, et ses trois frères étaient devenus des instituteurs de l’Alliance, des frères que j’ai connus beaucoup plus tard, oncle Maurice, oncle Jacques et oncle Lico.

 J’ai le grand plaisir à signaler la présence parmi nous de la fille d’oncle Jacques, Yvette Chatillon, ainsi que de tous ses descendants et de leurs époux et compagnes et compagnons, qui constituent ma famille française élargie.

Elle était bien là, dans le bottin, cette Alliance israélite universelle, rue La Bruyère, dans le IXe arrondissement. Je décidai d’aller y faire un tour, et à ma grande surprise, c’est là, dans cette bibliothèque de l’Alliance, que je découvris une vraie mine d’or pour un historien : de fabuleuses archives. Elles rassemblaient des centaines de milliers de lettres envoyées de tout le Moyen-Orient et de toute l’Afrique du Nord par les instituteurs de la société, lettres qui ne touchaient pas aux seules questions pédagogiques, mais qui narraient et commentaient tous les événements survenus dans ces régions, sur des dizaines et des dizaines d’années.

C’est de ce genre d’archives dont rêve tout historien digne de ce nom. L’examen systématique et approfondi de celles-là venait juste de commencer. Voilà, je le tenais, mon sujet de thèse. Et je finis par écrire deux livres sur l’œuvre de l’Alliance israélite universelle, non seulement sur le rôle qu’elle joua dans l’Empire ottoman, mais sur la manière dont elle contribua à diffuser la langue et la culture française autour du Bassin méditerranéen. Je remercie Monsieur Roger Errera, parmi nous ce soir ,qui, éditeur de la collection Diaspora chez Calmann-Lévy, a vite saisi l’importance de ce sujet et a publié mon premier livre, un livre qui a paru d’abords en français et ultérieurement en anglais.

J’ajoute en passant – et ce n’est pas une simple anecdote – que c’est là, dans cette même bibliothèque, que j’ai rencontré Esther Benbassa pour la première fois. Elle aussi exploitait ces archives pour sa propre thèse. Ce fut le début de l’amitié de toute une vie et d’une fructueuse collaboration intellectuelle. En unissant nos forces, nous avons été parmi les premiers a écrire une histoire globale de la communauté judeo-espagnole. Je lui suis profondément reconnaissant de son amitié, de son énergie, de ses encouragements, et de ce compagnonnage de route d’historiens. Je n’oublie pas ici Jean-Christophe Attias, aussi un grand ami, grand médiéviste, qui nous a toujours aidés dans nos travaux avec enthousiasme et grande patience. Merci Jean-Christophe.

Je me rappelle comme si c’était hier un jour glacé de février 1983. J’ouvris un carton d’archives comme je le faisais chaque matin et commençai de passer en revue les centaines de lettres poussiéreuses qu’il contenait. Une était particulièrement intéressante, envoyée en 1867 d’Edirne (Andrinople), aujourd’hui une cité frontalière entre la Turquie et la Grèce, alors un centre important de la Turquie d’Europe. Elle appartenait à la toute première liasse de lettres expédiées de cette ville, et même de l’Empire ottoman, au Comité central de l’Alliance israélite universelle.

Je ne citerai ce soir qu’une seule phrase de cette lettre : « Convaincu de la nécessité de donner une bonne éducation française à nos étudiants pour les initier à la civilisation européenne, nous vous prions de nous donner votre aide précieuse en nous envoyant un instituteur pour l’enseignement de la langue française et les éléments des sciences modernes… »

Le premier signataire de ce courrier était le président de la communauté juive de la ville, un certain Mordehay Rodrigue, qui n’était autre… que mon propre arrière-arrière-arrière-grand-père ! Personne dans notre famille ne soupçonnait le rôle qu’il avait joué dans la fondation de ce qui allait devenir la première école de l’Alliance dans les Balkans ottomans et en Turquie.

Ainsi la roue a-t-elle fait un tour complet. Une grand part de la recherche qui a fait de moi l’universitaire que je suis a été dévolue au rôle joué par la culture française dans l’Empire ottoman à travers l’Alliance et ses écoles, un rôle auquel mes ancêtres ont directement pris part. Et me voici honoré aujourd’hui d’une distinction qui rend hommage à ma propre contribution au rayonnement de la culture française à l’étranger. Cet honneur, je l’accepte avec humilité, non seulement en mon nom propre, mais également au nom de ces dizaines de milliers de vies irrévocablement changées, au Moyen-Orient et en Afrique du Nord, par leur rencontre avec la culture française.

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